JEAN-CLAUDE CHIANALE

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Conversations

AUX FILS DES CONVERSATIONS

Vanina Pinter

Un graphiste est un relieur.

Il relie un commanditaire à un public, un objet à différents lecteurs, aujourd’hui à une pluralité temporelle (les siècles de lectures possibles), des idées entre elles, une forme à une action à venir ou passée (annonce ou restitution argumentée d’un événement) et, dans le cas présent, un artiste à une structure, un lieu de résidence. Il est un relieur de pages (qu’elles soient imprimées ou numériques, l’ergonomie de sites Internet constitue un travail de reliure immatérielle et non linéaire). Avant le suivi de fabrication, le graphiste tisse les pages entre elles par un chemin de fer. Il assemble une page à une autre, une idée à la suivante. Ce savoir-faire, il se doit de le situer sur un autre ordre. Un graphiste a intérêt à affirmer sa position de relieur de mondes pluriels.
Une grande partie de son temps est consacrée à l’art de converser, c’est-à-dire un savant mélange entre échanger, transmettre, traduire des langages des différentes personnes ou entités. En raison de la prévalence du marché numérique et des successives crises économiques, un graphiste peut difficilement être reconnu à la hauteur de son investissement. Il persévéra s’il est possédé par sa discipline et/ou par la croyance qu’il peut donner des formes de cohérence et de cohésion à d’autres, par un objet.

Un graphiste est un concepteur.

Il écoute, collecte, sélectionne, unit des éléments existants ou inventés pour développer une identité, une affiche, un livre… Le commanditaire, le public attend de ces constructions un final. Pour le grand public, le concepteur (publicitaire) est alors celui qui est « chargé de trouver des idées nouvelles ». Mais le concepteur graphiste tel qu’il nous intéresse ne se leurre pas face au diktat de la nouveauté. Cette dernière n’est que fragilité illusoire et son horizon s’oublie à partir du moment où des représentations mentales se sont concrétisées lors d’un cheminement singulier provoquant d’incessantes expérimentations.

Entre la figure du relieur à laquelle on pourrait spontanément associer un caractère artisanal et celle du concepteur, manipulateur des représentations abstraites, renvoyant à la figure de l’intellectuel, Jean-Claude Chianale signe ce carnet. Ce livre pourrait être lu comme une accumulation formelle déroutante. Mais il n’est pas une route, plutôt un paysage mental, une cartographie intérieure condensant deux années de travail accordées aux Ateliers de l’EuroMéditerranée.

Il est rare pour un graphiste d’avoir la possibilité de recomposer après finalisation de sa commande, de revenir circuler à travers ses créations (livrées).

Ce recueil d’images oscille entre un voyage parmi les empreintes d’un processus de travail et une architecture fictive naissant des vestiges d’archives réactivées. Ainsi, on peut parcourir ce carnet et entamer un jeu de traces : telle image renvoie à tel livre, à tel moment de la rencontre avec l’artiste, à telles réflexions décisives de l’artiste. Je peux dire et expliciter le papier blanc de la dernière double page : Jean-Claude Chianale l’a froissée et y inscrit le mot « Futur » pour symboliser l’ambivalence de l’avenir professionnel que Katia Kameli esquisse dans sa résidence à Futur Telecom. Je peux révéler que les bouts de dossier de chaises sont celles du tribunal de commerce : Djamel Kobene s’en est inspiré pour édifier une étonnante sculpture etc. Je ne fais que renvoyer -comme un index un peu plus complexe et non plus dicté par les codes académiques- à chacun des 25 carnets, pensés précisément par le graphiste.

Des dialogues que Jean-Claude Chianale a initié avec les artistes, il les résume et les parachève par cet ultime carnet, qui s’impose comme la pièce reliante, encore plus fortement que le coffret.

Comme si ce livre restituait des reliquats des entretiens où la parole n’est plus le vecteur. Cet objet n’est pas un caprice de graphiste, un « capriccio »1 libéré des messages, des informations, de la typographie, un espace où le design pourrait enfin s’alléger de ses contraintes fondatrices. Il serait trompeur d’y lire un collage d’images existantes. Nous sommes justement dans un des lieux du design, là, dans la matière première, la pensée visuelle. De ce fait, la qualité insaisissable de ce paysage est difficile à retranscrire par le langage. Nous nous situons ailleurs que dans une suite habituelle de principes de causalité et davantage dans cet espace cérébral et intuitif, détaché des contingences analytiques de la pensée logique. Là, peut être, dans un des repères de l’imagination sans fils. « Si la pensée prend place dans le royaume des images, nombre de ces images sont nécessairement très abstraites, l’esprit opérant souvent à des niveaux très élevés d’abstraction »2. Certes, ce voyage s’appréhende comme un conte palimpseste renvoyant à des souvenirs, où tout s’amalgame à travers une brume (transposée en noir et blanc) personnelle (piquée de rose). Mais ce voyage visuel questionne autrement. Que reste-il des masses de pensées visuelles accumulées par un graphiste durant la conception d’une commande ? Quelles sont les images mentales qui guident le graphiste et qu’il provoque ?

Ce carnet permet de clarifier, de préciser le concept et le processus du travail de la résidence. De quelle manière le graphiste écoute, extrait, compose, formalise. Ce carnet obscurcit la clarté opérante du design. La fabrication de l’image est mystère. « Faire une image : faire apparaître les limites immanentes et, par cela, fragmenter en connectant, ouvrir en faisant proliférer, bref, pratiquer un montage sur d’autres bouts d’images, d’autres bouts de langages, de pensées, de gestes, de temporalités »3.

Dans le langage formel de Jean-Claude Chianale prévalent les points reliés, les lignes comme chaines de connexions. D’ailleurs, les lettrages que le graphiste invite à dessiner lors d’un atelier typographique sont soumis à cette règle, la lettre à tracer est elle-même tenue dans un maillage de plusieurs lignes entrecroisées4. Chez Jean-Claude Chianale, les compositions centrées, triangulaires, celles qui figent la pensée ou le regard, sont rares et toujours en bascule, encerclées entre différentes lignes actives, nous condamnant au plaisir cinétique. La page insérée dans un chemin de fer, l’affiche qui en extraite cherchent des effets de connexion. L’image en soi n’a plus d’aura. L’image déclenche inexorablement un ensemble d’autres images. Posément, avec des couleurs chatoyantes, Jean-Claude Chianale nous introduit dans un espace où règnent des figures d’éclatement, des explosions parsemant des éléments graphiques, des sensations d’une accélération créative diffuse. Le flux devient réalités et mécaniques, générant des passages continus jamais identifiables, une forme entraînant une autre forme, un état un autre.

Cette œuvre qui se déroule dans une matérialisation imprimée témoigne de la richesse de l’art du relieur-concepteur. Ce carnet (un « carnet » par son étymologie renvoie à l’idée de rassembler des notes, des recherches personnelles sans les sacraliser comme dans un livre, le mot « conversations » évoque lui aussi le répertoire de la modestie, de l’intime, du passeur), ce carnet, donc, est le troisième mode d’apparition du travail de Jean-Claude Chianale inscrite sur le territoire de Marseille et rendant hommage à ces résidences d’artistes. L’exposition Bibliothèque périphérique avait déjà permis la création de deux séries d’objets. La première se compose d’une série de soixante images de petites dimensions (27 sur 35 cm) : des prélèvements évidents à certains carnets. Une deuxième série de dix-neuf grands formats (120 sur 180 cm) en noir et blanc semble se détacher complètement du projet Marseillais. Les formes émergentes ressemblent à des molécules, à des flagrances comme à des fragments, abstractions organiques du processus du travail. Les trois objets ont été imprimés selon les techniques développées dans son lieu de résidence, l’imprimerie Azur Offset. « L‘artiste connaît toutes les variétés de formes, toutes les techniques auxquelles on peut recourir ; il dispose de moyens pour développer l’imagination. Il est entraîné à se représenter ce qui est complexe et à concevoir les phénomènes et les problèmes en termes visuels »5.

Le lecteur circule dans ces images-mouvement, comme il circulerait dans les pensées, certaines se saisissent, certaines arrêtent, d’autres ne deviennent signifiantes qu’ultérieurement, d’autres encore échappent. Mettre les images dans les cadres, dans les pages d’un livre, dans des cases (celles du design graphique) permet de poser des temps et des prétextes à des face-à-face. Reste à saisir l’importance d’entrer en Conversations.

1 / En écho des peintures vénitiennes qui offrent la représentation d’un paysage imaginaire ou partiellement imaginaire.

2 / Rudolf Arnheim, La pensée visuelle, Champs Flammarion, 1997, p.122.

3 / Georges Didi-Huberman, Phalènes, essais sur l’apparition, Edition de minuit, 2013, p. 142.

4 / Dans le cadre de la résidence de Gilles Clément à l’Hopital Salvator – AP-HM.

5 / Rudolf Arnheim, op.cit., p.308-309.

Le Carnet « Conversations » a été édité à l’occasion des Ateliers de l’EuroMéditerranée, Marseille-Provence 2013 – Capitale européenne de la culture.

Extraits